Bande de Flippés, c’est notre podcast en partenariat avec Le Lab RH.
Dans cet épisode :
- Emeric Kubiak – Head of Science chez AssessFirst
- Sa peur : que son intuition prenne le contrôle
Vous pouvez l’écouter, ou simplement lire la transcription ci-dessous.
Bouh !
À retenir de cet épisode
- Emeric décrit l’intuition comme une petite voix intérieure qui offre une réponse rapide et évidente, souvent qualifiée de « gut feeling ». C’est une réaction naturelle et confortable, mais qui peut aussi donner une fausse illusion de contrôle.
- Il souligne que l’intuition, bien qu’attrayante, reflète davantage nos biais, peurs et émotions que la réalité. Cette confiance aveugle peut masquer des signaux d’alerte importants et limiter notre capacité à explorer en profondeur.
- Emeric mentionne trois critères définis par des chercheurs pour développer une intuition précise : un environnement stable, un entraînement intensif et un feedback immédiat. Sans ces conditions, l’intuition reste peu fiable.
- À travers des expériences personnelles en recrutement, Emeric illustre comment suivre ou défier son intuition peut conduire soit à l’échec (en ignorant les données factuelles), soit à une réussite (en challengeant son instinct).
- Il explique que l’intuition repose sur le « système 1 » de pensée : rapide, automatique et guidé par les émotions. À l’inverse, le « système 2 » demande plus d’effort, mais permet une réflexion plus approfondie, bien que souvent délaissée par confort.
- Emeric identifie trois raisons principales pour lesquelles on suit son intuition : l’émotionnel (le besoin de certitude), le social (la valorisation des décisions instinctives) et le physiologique (le lien entre le cerveau et le système nerveux entérique).
- Il recommande de considérer l’intuition comme une donnée parmi d’autres, à confronter avec des éléments rationnels et des perspectives extérieures. Ce processus de remise en question (« rethinking ») est essentiel pour éviter les erreurs.
« L’intuition n’est pas un miroir, c’est un masque de tes émotions. Elle dissimule tes biais, tes limites et tes peurs, tout en essayant de te convaincre que tu y vois clair. »
La transcription de l’épisode
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:00:00] J’ai peur de me laisser contrôler par mon intuition.
Intro/Outro [00:00:09] Bouh ! Bienvenue dans Bande de Flippés, le podcast qui explore les peurs des RH et des recruteurs. Que l’on ait 2 ou 20 ans d’expérience dans la fonction, les doutes subsistent, inhérents à la complexité de la nature humaine. A qui puis-je en parler ? Dois-je partager à ce suje ? Où trouver les solutions ? Nous partons à la rencontre de DRH, RRH, recruteurs et recruteuses qui se confient à notre micro et ont décidé d’affronter la peur… De parler de ses peurs. Dans cet épisode, nous recevons Emeric Kubiak, diplômé en Psychologie sociale et organisationnelle, Expert Digital Change Management à l’Institut du commerce connecté, aujourd’hui Head of Science chez AssessFirst et pourtant… flippé.
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:00:53] Bonjour Emeric.
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:00:54] Bonjour Étienne.
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:00:55] Est-ce que tu peux nous expliquer ta peur ?
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:00:56] Carrément ! Alors ma peur, c’est vraiment celle de l’intuition. Peur d’une intuition aveugle, donc vraiment peur de passer à côté de quelque chose d’extraordinaire, de révolutionnaire, de quelque chose qui pourrait me changer profondément. Donc vraiment peur de céder à cette intuition dans le travail comme dans mes relations personnelles. Parce que je sais que si cette intuition me donne une illusion de justesse, un sentiment d’être en phase avec moi-même, elle peut aussi m’amener à des regrets qui peuvent être éternels, tout simplement.
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:01:27] Et c’est quoi justement cette intuition aveugle ? C’est le fait d’écouter son intuition, que ça, et d’avancer bêtement ?
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:01:36] Alors intuition aveugle, pour moi c’est… En fait, on a tous cette petite voix intérieure qui donne l’impression qu’on a trouvé la bonne réponse. Donc sans effort, un peu presque comme une évidence. Et c’est ce qu’on appelle aussi « gut feeling », on en parle généralement comme ça. Donc cet instinct au final il est rassurant, il est immédiat et c’est quelque chose de naturel, confortable et aussi accessible. Et donc au final, pourquoi pas le suivre tout simplement ? Et en fait, prendre des décisions de manière intuitive, c’est doublement récompensé. D’une part, ces choix sont intérieurement satisfaisants, c’est-à-dire que les émotions que tu vas ressentir sont intensifiées, les décisions prises sont aussi considérées comme un reflet plus précis de qui tu es réellement. Donc en gros dans les décisions intuitives, t’es content et t’as l’impression que c’est vraiment la bonne. Donc quand je parle d’intuition aveugle, c’est que c’est tellement quelque chose d’automatique et de satisfaisant qu’on fait trop facilement confiance à cette intuition. Il y a une sorte de confiance aveugle du coup qui se développe, qu’on va attribuer à cette intuition. Donc intuition « aveugle » car elle donne l’illusion d’être dans le contrôle, alors qu’en réalité on est plutôt prisonnier de nos propres biais, de nos peurs cachées ou même de notre paresse intellectuelle.
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:02:45] Mais en quoi est-ce que finalement le fait d’écouter son intuition, c’est aussi d’être peut-être plus connecté à ses émotions et à ce qu’on ressent plus que d’être dans le rationnel ? En quoi c’est un piège ? Parce qu’on dit parfois justement qu’il faut savoir aussi s’écouter en tout cas.
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:03:02] C’est un piège car l’intuition en fait, elle va te dire ce que tu veux entendre. C’est-à-dire qu’elle va te murmurer des certitudes qui vont justement faire écho et flatter tes émotions, les refléter, mais l’intuition ne connaît jamais toute l’histoire en quelque sorte. Et comme je le disais avant, on aime croire que nos décisions intuitives sont un reflet fidèle, presque pur de qui on est, de nos émotions, mais c’est qu’une illusion. C’est-à-dire que l’intuition n’est pas un miroir au final, c’est plus un masque de tes émotions. Elle va dissimuler tes biais, tes limites, tes peurs, en essayant de te convaincre que t’y vois clair. C’est vraiment dans cette tromperie, qui peut sembler rassurante, que réside son plus grand danger. L’intuition elle va te faire fermer les yeux sur ce qui peut vraiment te transformer et préférer l’éclair d’une certitude à l’exploration. Donc au final, on pense que l’intuition c’est une sorte de don mystique, un sixième sens, quelque chose de presque magique, mais en réalité ça repose sur des mécanismes physiologiques qui sont extrêmement bien identifiés. C’est-à-dire que c’est simplement la capacité de ton cerveau à reconnaître de manière inconsciente une situation que t’as déjà rencontrée et appuyer dans ces émotions, dans ces souvenirs, pour en tirer un processus qui est rapide, automatique et entièrement façonné par ses émotions, ses expériences passées. Mais donc quelque chose qui est au final pas surnaturel, pas une révélation, mais plutôt qui est tout juste un réflexe en fait.
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:04:33] On a tous parfois en tête des situations où on a une intuition au départ sur quelqu’un, finalement on l’a pas écoutée cette intuition, il s’est passé quelque chose et on se dit « Mais finalement j’ai bien senti qu’il y avait un truc un peu bizarre chez cette personne ». Alors après, bien sûr, ce n’est pas une science exacte, mais la nature humaine elle est complexe, donc néanmoins cette intuition, elle me permet parfois d’être en alerte sur des signaux. Est-ce toi t’as d’autres exemples où plutôt tu as trouvé que cette intuition était plutôt limitante, à l’inverse de ce que j’évoque ?
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:05:02] Première chose pour répondre à la question. Tu le dis bien, tu dis « parfois ». C’est-à-dire que parfois oui l’intuition va être utile, c’est-à-dire que tu as vraiment des contextes spécifiques qui vont te permettre de développer ton intuition. Et il y a des prix Nobel qui ont travaillé sur le sujet et qui ont énoncé trois conditions pour que l’intuition puisse se développer et être fiable en quelque sorte. Première condition : c’est d’avoir un environnement stable. Deuxième condition : d’avoir un entraînement intensif et répété. Et troisième condition : d’avoir un feedback immédiat. Et si on prend un exemple, t’as plein de domaines où ça va pouvoir se développer, on prend souvent l’exemple dans le sport. Tu prends par exemple un joueur de basket qui va tirer des milliers de lancers francs par jour, au final il va pouvoir développer une sorte d’intuition. Pourquoi ? Tout simplement parce que c’est un environnement hyper stable : il est tout seul face au panier, le panier il ne va pas bouger, il n’y a pas d’oiseau qui va passer au milieu, des trucs comme ça. Il va aussi avoir énormément d’entraînement puisqu’ils vont tirer plusieurs milliers par jour et il va aussi avoir un feedback immédiat sur ce qui s’est passé puisqu’une fois qu’il a tiré il sait si ça rentre ou ça rentre pas. Et t’as beaucoup de contextes, notamment dans les RH et le recrutement, où ces conditions ne sont pas respectées. C’est-à-dire que si je prends l’exemple du recrutement, l’environnement c’est un chaos permanent. C’est-à-dire qu’entre les crises sanitaires, les crises économiques, les évolutions technologiques, c’est jamais stable, tu ne peux pas non plus prévoir les recrutements que tu vas faire dans un, deux, cinq ou dix ans qui vont changer la dynamique de l’équipe. Tu ne peux pas prévoir que la personne va devoir suivre son conjoint ou sa conjointe ailleurs et va devoir démissionner. Donc premier critère qui n’est pas respecté. Deuxième critère qui n’est pas respecté non plus dans les activités de recrutement puisque le volume de recrutement qui serait nécessaire est tel que c’est impossible en recrutement. Aujourd’hui, un recruteur va avoir quoi ? Entre 30, 40, maximum 50 postes par an, mais il en faudrait beaucoup plus pour pouvoir développer l’intuition. Et enfin, dernier critère qui n’est pas respecté non plus, c’est le feedback immédiat. C’est-à-dire que dans le recrutement, t’as pas de feedback immédiat sur ton recrutement, il y a toujours une période de préavis. La personne qui va arriver en poste ne va pas être évaluée tout de suite, elle va être évaluée six, huit mois ou un an après. Et dans beaucoup de cas, les recruteurs n’ont pas non plus de feedback, tout simplement. Donc au final, tu vois, tu le disais bien, « parfois » l’intuition peut être utile, mais il y a certains contextes qui sont beaucoup plus fertiles. Et pour ta deuxième partie de la question sur sur les exemples, j’en ai plusieurs. Premier exemple, c’était il y a quelques années où j’étais responsable du pôle conseil dans un cabinet conseil et on recrutait une nouvelle consultante ou un nouveau consultant. Et du coup il y a une personne qui, pour moi, dès la première fois que je l’ai vue, je me dis « c’est cette personne, c’est elle pour le job ». Donc je l’ai revue plusieurs fois bien sûr, et à chaque rencontre cette conviction, elle s’est intensifiée. C’est-à-dire qu’elle avait du leadership, du charisme, elle répondait de la bonne manière aux questions, etc. Pourtant, toutes les données racontait une autre histoire, c’est-à-dire qu’elle soulignait vraiment des écarts entre ce qu’on attendait et la réalité, que ce soit au niveau de personnalité, des motivations, des capacités, etc. Mais au final j’ai en quelque sorte un peu ignoré tout ça, mon instinct criait plus fort. Donc on l’a recrutée, on a foncé et quelques mois plus tard, tout s’est écroulé. C’est une personne qui n’a jamais performé, qui n’a jamais été épanouie sur le poste, les clients voulaient pas bosser avec elle. Donc au final un vrai échec. Alors qu’à la base j’avais tous les éléments en possession avec tous les points d’alerte, tous les facteurs derrière pour me dire « bah non ça sera compliqué ».
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:08:39] On pourrait se dire « Ok, on peut parfois se tromper », est-ce que pour autant ça voulait dire qu’il ne fallait pas écouter ton intuition qui t’a envoyé des signaux ? Est-ce que c’est que ton intuition était mauvaise ou est-ce que c’est d’autres facteurs qui se sont développés après ? Mais ton intuition était bonne, mais il y a peut-être d’autres éléments qui sont venus complexifier la prise de poste de la personne qui ne remettait pas en cause finalement ton intuition que tu avais écoutée ?
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:09:02] Je pense que l’intuition de base était mauvaise, puisque pour moi le recrutement c’est pas un terrain fertile pour la développer. Et ça ne veut pas dire que tu dois oublier ton intuition, mais plutôt dire que tu dois la challenger. C’est-à-dire que tu vois, justement, quand j’ai eu tous ces éléments factuels de test psychométrique, de collègues qui me disaient « moi je mets une alerte là-dessus, là-dessus, là-dessus », etc. C’est plus utiliser tous ces éléments-ci qui sont peut-être aussi plus objectifs et factuels pour venir remettre en question ton intuition. Je te prends un deuxième exemple du coup où j’ai du coup fonctionné comme ça avec un autre recrutement plus récent pour un poste d’ingénieur machine learning. Donc une personne que j’ai rencontrée un vendredi soir, pour la petite histoire j’étais à Paris après une journée vraiment sous forme d’ascenseur émotionnel. Donc je me pose gare du Nord, j’oublie un peu l’entretien, je reçois un message pour me dire « ah bah on avait, on avait rendez-vous à 18 h, est-ce que c’est toujours prévu ? » Etc. Donc je vais voir la personne on va dire, pour être honnête, en traînant un peu la patte et au final quand je la rencontre on échange, etc. Tout simplement tu vois, je me dis « y a un truc qui se passe pas ». C’est-à-dire qu’il y a une petite petite impression négative, quelque chose qui me dérange même si je n’arrive pas à mettre de mots dessus. Et après l’entretien, bah je vais voir notre RH, je lui dis « bah non en fait ça sera un no go ». Elle me demande pourquoi et je lui ai tout simplement dit « je le sens pas ». C’est quelqu’un avec beaucoup, beaucoup de leadership, beaucoup de tempérament, donc bien sûr elle m’a mis deux claques pour me dire « bah non, c’est pas une réponse que j’accepte ». Et justement c’est elle qui m’a aussi fait réfléchir sur le pourquoi tu ressens ça, regarde ses résultats, regarde son profil, c’est tout ce qu’on recherche. Mettre mes yeux en fait au bon endroit pour m’aider aussi à dépasser cette intuition et m’amener aussi à la questionner. C’est-à-dire qu’elle ne m’a pas dit d’oublier mon intuition et me dire mais en fait, tout ce que j’ai ressenti, ce n’était pas ce n’était pas valable, mais plutôt en fait de se mettre dans une posture de repenser les choses avec des éléments plus factuels. Et donc au final, on a avancé avec cette personne, c’est-à-dire qu’on l’a revue, on l’a recrutée et finalement aujourd’hui, avec du recul, ça fait deux ans qu’on bosse avec et c’est peut-être la personne au cours de ma carrière professionnelle,(qui n’est pas non plus si longue que ça) mais la meilleure personne sur le plan métier, technique et humain avec qui j’ai eu à travailler en fait. Donc encore une fois, ça ne m’a pas amené à oublier mon intuition, qui était au final fausse également, j’étais très mauvais aussi avec mon intuition, mais au final en la challengeant avec des données factuelles et aussi avec le regard d’autres personnes, ça te permet de la dépasser et d’avoir des décisions qui sont beaucoup plus précises.
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:11:56] Et qu’est-ce qui fait selon toi, parce qu’on entend beaucoup parler justement de cette notion d’intuition, du feeling, les biais qui sont de plus en plus évoqués, mais qu’est-ce qui fait qu’on reste toujours ancré sur le fait de se dire « il faut quand même que j’écoute mon intuition, mon feeling » ? Le fait de « le sentir » comme tu l’évoques, c’est quelque chose d’assez… on va dire, réconfortant, qui nous amène à privilégier ce type de comportement, d’action. On a aussi cette fameuse phrase « quand il y a un doute, il n’y a pas de doute », donc si tu l’as pas senti, il ne faut pas y aller. Qu’est-ce qui fait, selon toi, dans ton regard, qu’on a plutôt une tendance à privilégier ce type de comportement un peu instinctif lié à ses intuitions, au lieu d’avoir le bon recul et de savoir s’il faut être vigilant par rapport à ça, il faut tenir compte de nos biais, il faut tenir compte du contexte… C’est quoi ton regard sur ce qui nous pousse à privilégier ça alors qu’on en parle de plus en plus ?
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:12:54] Je pense que l’intuition est vraiment confortable à suivre parce qu’elle se repose sur ce qu’on appelle le « système 1 de pensée ». Je ne sais pas si ça te parle, c’est un système qui est rapide, qui est automatique, qui est émotionnel et qui fonctionne on va dire comme une sorte de pilote automatique, donc vraiment guidé par tes expériences, guidé par tes biais, des associations mentales. Et en tant que professionnel, notamment dans les RH et le recrutement tu vois, on s’appuie souvent sur ce système parce que ça va donner l’impression de fluidité et d’expertise, tout simplement. Et c’est à ce moment-là où tu vas sentir que la décision est la bonne sans avoir à passer par un raisonnement explicite. Et à l’inverse tu as ce système 2 qui est plus lent, réfléchi et qui va exiger plus d’effort. C’est lui qui va analyser, questionner et remettre en question les évidences. Mais c’est aussi un système qui est beaucoup plus énergivore, qui demande plus de concentration, qui rend aussi les choses moins attrayantes, surtout dans des contextes où il y a de la pression et où il faut décider fort. Donc suivre son intuition, c’est donc rester sur le confort du système 1 et éviter d’avoir le coût cognitif du système 2. Et je pense qu’il y a aussi on va dire trois autres raisons principales qui font qu’on va privilégier notre intuition : d’une part c’est toute la dimension émotionnelle, c’est-à-dire que le confort instinctif que nous offre l’intuition, c’est une satisfaction immédiate. Donc, encore une fois, c’est rassurant de sentir qu’on a trouvé la réponse et qu’on maîtrise la situation, surtout dans un monde où il y a une pression pour que tout soit rapide, décisif et performant. Et l’incertitude, à l’inverse, ça va être extrêmement inconfortable. Donc, vraiment, l’intuition va ouvrir les portes sur des questions qui sont sans réponse, des possibilités qui vont être plus rapides. À l’inverse, l’incertitude, ça peut faire peur. Donc ça, c’est le premier critère, vraiment cette dimension émotionnelle. Deuxième dimension, je pense que c’est aussi la dimension où il y a un impact social, c’est-à-dire qu’on valorise beaucoup les gens qui sont capables de trancher rapidement et de montrer une assurance instinctive. C’est-à-dire que c’est une pression qui nous pousse à éviter le doute, la réflexionprolongée et qui pourrait être perçue comme de l’hésitation ou de la faiblesse. Et quand tout autour de nous on valorise l’immédiateté, ça devient de plus en plus difficile de prendre le temps d’explorer. Tu as beaucoup d’études dans ce sens-ci, surtout au niveau du recrutement, notamment une qui a montré que dans les contextes de recrutement, les recruteurs vont être beaucoup plus valorisés par les managers mais aussi par la direction pour une décision de recrutement qui a été faite sur la base de leur intuition. C’est-à-dire que quand ils vont prendre leur décision sur des méthodes plus mécaniques, plus analytiques, c’est comme si en fait ils externalisaient cette décision et ils vont être moins reconnus. Leur compétence va être moins reconnue par les autres. Et ce que montre cette étude au-delà de ça c’est aussi que les recruteurs perçoivent ça, c’est-à-dire qu’ils perçoivent de manière inconsciente qu’ils reçoivent moins de crédit pour une décision qui est basée sur un mode de décision analytique et de fait, vont avoir plus tendance à privilégier leur intuition. Donc : dimension émotionnelle, dimension sociale et il y a aussi tout l’aspect physiologique, notamment le lien entre l’intuition et ce qu’on appelle « gut feeling ». C’est-à-dire que tes intestins sont aussi parfois nommés « deuxième cerveau », au sens qu’ils contiennent plusieurs millions de neurones qui vont communiquer directement avec le cerveau. Donc c’est tout simplement ce qu’on appelle le système nerveux entérique qui va aussi joue un rôle majeur dans tes émotions et tes décisions. Et tu as vraiment ce lien entre intestin et cerveau, qui fait que certaines sensations vont devenir viscérales et vont influencer au final tes choix, souvent de manière inconsciente. Et c’est vraiment quelque chose qui est profond, c’est vraiment une sensation viscérale, un ressenti dans l’abdomen et ce n’est pas quelque chose qui est anodin du coup. Ce système nerveux entérique, il va être extrêmement sensible aux signaux internes et externes qu’il va envoyer aussi au cerveau. Et donc au final le suivre, c’est quelque chose qui va être naturel et qui va aussi te connecter à une forme de sagesse corporelle. Donc au final, même d’un point de vue physiologique on est fait pour naturellement avoir envie de suivre cette intuition.
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:17:32] Mais on nous dit justement souvent de plus en plus qu' »il faut écouter ton corps », « qu’est-ce que tu as ressenti à ce moment-là dans ton corps ? Ce que ça dit ? ». C’est-à-dire que cette formulation qu’on nous fait parfois, pour toi, il ne faut pas l’écouter ? J’ai eu un mal de bide en rencontrant quelqu’un, j’ai senti quelque chose dans mon corps, j’en fais quoi finalement ?
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:17:52] C’est pas qu’il faut pas l’écouter, c’est qu’il faut vraiment on va dire, venir la challenger avec des choses qui sont beaucoup plus rationnelles en fait. Et tu le dis bien dans ta dans ta question, c’est-à-dire se dire « bah ok, pourquoi j’ai ressenti ça ? ». C’est-à-dire ne pas suivre son intuition directement, mais plutôt venir encore une fois la questionner, c’est vraiment ce process qu’on qualifie de « rethinking » ou de repenser. C’est-à-dire oui, par rapport à ton intuition, « ok, j’ai ressenti ça, pourquoi j’ai ressenti ça ? Est-ce que c’est vraiment la vérité ? Qu’est-ce qui peut aussi m’avoir amené à ressenti ça ? » Que ce soit dans la vie personnelle, que ça soit aussi en milieu professionnel dans le recrutement, c’est vraiment ne pas suivre son intuition, ne pas suivre son instinct pour se dire de suivre son instinct en fait, mais le considérer comme une donnée à part entière. Ok, je vais avoir une source de données via mon intuition, je vais avoir d’autres sources de données, etc et les confronter ensemble pour voir si le message va dans le même sens, s’il y a des choses qui se challengent, mais donc ne pas suivre aveuglément. Et c’est pour ça que je parlais de l’intuition aveugle, ne pas suivre aveuglément cette intuition mais venir sans arrêt la questionner pour savoir si elle est bonne, pour aussi au fur et à mesure apprendre aussi à la développer. Mais pas ne pas la suivre avec une confiance aveugle, tout simplement.
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:19:21] Je suis jeune recruteur en train d’écouter le podcast, je me dis « ok, c’est bien gentil tout ça mais moi j’ai un manager qui n’arrête pas de me dire quand il y a un doute, il y a pas de doute ». Qu’est-ce que je réponds à ce manager ? Comment je contourne cette fameuse phrase ?
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:19:34] Alors ce qui marche le mieux là-dessus, surtout au niveau managérial, c’est de mettre en perspective ce que le manager ou ce que l’entreprise pourrait perdre en suivant son intuition. C’est bête à dire mais dans beaucoup de cas, tu vois, on va aussi valoriser le côté positif par exemple d’une décision. Mais ce que montrent les études, et notamment du chercheur que je mentionnais tout à l’heure, c’est que mettre en avant les potentiels coûts d’une décision basée sur l’intuition aura beaucoup plus d’impact au niveau de la direction, au niveau du management, etc. Donc, notamment si on arrive à mettre en perspective des coûts économiques, c’est ce qui aujourd’hui marche très bien pour faire prendre conscience à une personne, surtout en entreprise, de ne pas suivre son intuition. Il y a plusieurs études qui ont cherché justement à quantifier ça et qui concluent aujourd’hui que les décisions prises sur base de l’intuition ont un coût qui est grosso modo équivalent à environ 10 à 20 % du revenu global de l’entreprise sur l’année. Donc tu vois aussi avec ce genre d’éléments, c’est typiquement le type d’argument qui fait écho et qui permet dépasser on va dire les opinions parfois un peu « naïves ».
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:21:01] Et une fois qu’on a conscience de ça, comment tu fais toi pour réussir à reconnaître le moment où ton intuition peut t’aider dans ton analyse ? Risque de te limiter ? Est-ce qu’il y a des signaux d’alerte qui te permettent d’être attentif à ça ? Comment on éveille cette attention sur le sujet ?
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:21:23] En fait reconnaître ce moment où l’intuition risque de me limiter plutôt que de me guider, pour moi c’est avant tout une question de vision. C’est-à-dire ça commence par une sensation de trop d’évidence. Si une décision semble trop simple, trop rapide, je me demande sans arrêt « est-ce que je fais la bonne chose ? est-ce que je survole certains éléments ? est-ce que je ne suis pas en train d’essayer de me rassurer plutôt que de vraiment explorer tout le process de décision complet ? » C’est quand je sens que je commence également à ignorer volontairement des signaux qui peuvent être contradictoires, par exemple des données, des avis ou des faits qui collent pas avec ce que mon instinct me dit. Et ça, c’est quelque chose qui est marqué chez beaucoup de personnes, ce biais de confirmation. Donc vraiment aller chercher des choses qui vont dans le sens de ton intuition, de ton hypothèse. Et donc tu vois, si je balaie au final ces éléments d’un revers de la main en me disant « bah non, en fait je le sens, c’est comme ça », alors je sais que je bascule sur de la complaisance et l’intuition, ça devient encore une fois un refuge, un moyen d’éviter l’inconfort, le doute, l’analyse. Et enfin, ça peut d’autant plus arriver dans les moments où t’es pressé ou stressé. C’est aussi des états qui vont amplifier besoin de trouver une réponse rapide, d’éviter cet effort cognitif. Donc c’est là aussi tu vois que je pense déjà, moi mon niveau, mais je pense qu’il faut aussi pour tout le monde, prendre un pas de recul et se forcer à ralentir. Donc encore une fois pas pour renier son intuition, mais pour la confronter à d’autres angles, à des faits, à des perspectives que je n’aurais pas forcément considérées de manière spontanée. Et enfin, je pense que le dernier critère aussi pour se dire si je peux suivre ou pas mon intuition, c’est ce que je mentionnais tout à l’heure, c’est à dire « est-ce que je suis dans un environnement stable ? est-ce que j’ai de l’entrainement là dessus ? est-ce que j’ai eu des feed back immédiats sur mes décisions précédentes ? » Et si tu réponds oui à ces trois questions, il y a de fortes chances que ton intuition soit bonne, en tout cas qu’elle soit suffisamment entraînée pour limiter les potentielles erreurs. Donc si tu réponds oui à ces trois questions, tu peux dire go et davantage suivre cette petite voix intérieure.
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:23:44] On est quand même dans des organisations, des entreprises, tu le disais tout à l’heure, qui vont de plus en plus vite, dans lesquelles il faut aussi pouvoir prendre des décisions parfois rapidement. Si à un moment donné on a tous les voyants au vert qui nous amènent à nous dire qu’on a la bonne intuition, est-ce qu’on risque ou pas de donner le sentiment qu’on se fait des nœuds au cerveau pour rien ? Et comment on arrive à réussir à prendre des décisions dans ce contexte où il faut suivre un certain rythme, il faut réussir à faire preuve d’efficacité ? Comment on gère ce paradoxe entre ce monde en mouvement, qui de toute façon est incertain par nature, qui essaye d’aller assez vite, et le sentiment à côté peut-être qu’on va se faire trop de nœuds au cerveau, qu’on va prendre trop de temps dans notre réflexion au détriment de cette efficience ?
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:24:34] Déjà ce qu’il faut prendre en compte c’est que l’intuition, encore une fois, dans de nombreux cas, elle est fausse tout simplement. Ça c’est des faits. Il y a de nombreuses recherches qui ont été faites sur le sujet. Et encore une fois, dans un monde qui valorise rapidité de décision, efficacité. Ça va être d’autant plus tentant, comme tu le dis, de céder à son intuition. Mais encore une fois, ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas la challenger, la dépasser et la considérer comme une simple donnée parmi d’autres. Le cœur du problème c’est pas l’intuition elle-même, mais plutôt la foi aveugle et l’excès de confiance que certains vont lui attribuer. Et aujourd’hui, pour prendre des décisions aussi plus rapides, t’as des outils en fait qui sont prévus pour. C’est-à-dire qu’aujourd’hui avec l’émergence de l’intelligence artificielle, tu peux avoir justement ces décisions qui sont même parfois plus rapides, mais aussi plus rigoureuses, en se basant sur des données qui sont fiables et des analyses prédictives. Et grâce à ces technologies, c’est possible de venir tester tes intuitions, de manière hyper rapide, de les confronter à des critères qui sont mesurables et de dépasser tes simples impressions pour évaluer avec précision par exemple la capacité d’un candidat à réussir. Tu as de nombreuses études qui montrent que les décisions mécaniques, ou faite par exemple via un algorithme, sont plus efficaces, sont plus rapides aussi également, et aussi plus diversifiées que celles qui sont faites par des humains sur base de leur intuition. Donc pour moi ça vient pas en confrontation mais c’est plutôt, encore une fois, c’est aussi avoir cette forme d’humilité intellectuelle de se dire qu’on ne peut pas avoir la bonne réponse à tout. Et parfois vaut mieux prendre quelques instants plus pour venir confirmer, challenger une décision plutôt que suivre bêtement une intuition.
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:26:31] Pour conclure, parce qu’on va bientôt arriver à la fin du podcast, si tu devais donner un conseil à un recruteur ou un manager qui est en train de recruter pour son équipe et qui nous écoute, quels conseils tu leur donnerais justement dans cette peur de se laisser séduire, on va dire, par une intuition trop évidente ou par le fait de trop écouter cette intuition ? Quel conseil tu donnerais à un recruteur tout simplement ?
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:26:56] Le conseil principal, ce serait vraiment de réussir à faire un équilibre entre intuition et on va dire exploration plus poussée. Déjà faire confiance à l’intuition pour initier la réflexion. C’est un peu ce que tu disais, c’est à dire que l’intuition c’est souvent le fruit de tes expériences, de tes apprentissages, mais au lieu de s’y fier aveuglement, l’essentiel est de la questionner. Pourquoi je ressens ça ? Quels sont les biais qui peuvent influencer ce ressenti ? Ensuite, deuxième étape, adopter une exploration rationnelle et mesurable. Donc vraiment utiliser des données, des analyses, des perspectives extérieures pour valider ou non cette intuition. Donc ça signifie pas de ralentir, mais vraiment enrichir ta réflexion avec des éléments factuels qui donnent du poids à la décision. Et ensuite savoir aussi quand s’arrêter. C’est-à-dire que bien sûr l’exploration c’est très bien, venir challenger avec des données objectives c’est très bien, mais ça peut aussi au final devenir un piège si c’est trop poussé et si ça devient indécis. Donc vraiment, trouver toi un équilibre et aussi savoir dire « bah ok, j’ai suffisamment d’éléments pour agir maintenant tout en restant prêt à ajuster mon approche si de nouvelles informations vont émerger ». Donc vraiment avoir cet équilibre entre exploration plus profonde et intuition. Tout ça, pour résumer, c’est tout simplement cultiver une démarche scientifique. C’est à dire que l’approche scientifique ça consiste pas seulement à accumuler des faits, des données, mais c’est aussi accepter tes propres incertitudes et aussi comprendre que tes certitudes parfois sont temporaires, qu’elles peuvent toujours changer, reconnaître qu’on peut se tromper, que même nos convictions les plus solides, ça reste au final que des hypothèses en attente de preuves qui sont un peu plus fortes, contradictoires. Donc encore une fois, ça implique de poser les bonnes questions plutôt que de chercher des réponses immédiates. D’accepter l’inconfort de l’incertitude et surtout, et ça ça peut être difficile, aimer avoir tort puisque c’est le point de départ de tous les progrès. Et donc, pour éviter que l’intuition devienne un piège, encore une fois, la traiter sous forme d’hypothèse donc mesurer, analyser, expérimenter et surtout faire preuve de curiosité envers les perspectives qui peuvent contredire les tiennes. Car c’est vraiment dans ce frottement des idées opposées, dans cette tension entre ce qu’on croit savoir et ce qui nous échappe, que va naître vraiment la vraie clarté.
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:29:31] Donc en fait quand il y a un doute, il y a juste un doute qu’il faut explorer et comprendre.
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:29:35] Et challenger, exactement.
Etienne Ageneau – L’étincelle RH [00:29:36] Merci Emeric.
Emeric Kubiak – AssessFirst [00:29:38] Merci à toi.
Intro/Outro [00:29:41] Merci d’avoir écouté Bande de Flippés. Un podcast produit et imaginé par l’Etincelle RH en partenariat avec Le Lab RH. Si vous avez des remarques, des suggestions ou si vous voulez partager vos peurs, vous pouvez envoyer un message sur LinkedIn à Étienne Ageneau. On se retrouve dans deux semaines pour découvrir un autre membre de la Bande de Flippés. Bouh!